Mars
1992,
Port-au-Prince,
Haïti
Carrefour-Feuilles,
Rue Jean-Phillippe.
Je la retenais
au sol, alors que des amis du quartier la bastonnaient. Pardon, j’ignore
toujours comment parler de César qui se faisait appeler Suze depuis des années.
Ils lui ont foutu une raclée sans merci. Gio lui a littéralement cassé la
gueule. Quelle impertinence de Suze ! Prétendre le reconnaitre devant son
établissement scolaire ! L’intéressé était accompagné des plus jolies filles de
sa classe, achetant des friandises pour sa clique avec le reste de l’argent du
transfert mensuel que son père lui fait de la Floride.
Un timbre particulier,
mais familier l’interpella.
·
Gio tu ne rentres pas chez
toi ? dit-elle, en bombant sa poitrine.
Il a feint de
ne pas l’entendre.
·
Gio à quelle heure vas-tu
rentrer ? La voix de Suze augmenta de plusieurs décibels.
Nul ne pouvait
douter du fait qu’elle connaissait son interlocuteur. Gio, pour enlever ces
regards qui questionnaient sa virilité et son orientation sexuelle au risque de
lui voler sa popularité lui lança un « on se connait » ? Suze/César chipa ?
Elle lui répondit sans hésitation : « Eh ben, tu ne me connais pas, on
verra qui te cuisineras un bon petit plat ce soir ? Elle continua sa démarche
efféminée sur ses talons imaginaires, faisant valoir toutes les courbes que son
corps s’était forgées sous le poids d’une féminité ressentie et vraie… Ouuuhhh,
tous les élèves huaient leur camarade “Gio manje nan men Masisi”. La
honte transparaissait sous la rougeur de son teint clair. Il secoua
nerveusement les pieds de son pantalon tenant en évidence son pénis à travers
le tissu pour définir sa bosse, vociférant qu’il faut être un homme pour être
ainsi bien muni.
C’était un
vendredi après-midi, dès qu’on l’a vu, on a vite constaté la contrariété. Il
nous expliqua sa rencontre avec Suze/César après le renvoi, de l’erreur qu’elle
a commise en la saluant en dehors des périmètres du quartier. Au début des
années 90 et avant, personne n’aurait reconnu partager des liens avec des
homos ou travestis. Le dicton qui se ressemble s’assemble ne pardonnerait pas
une telle proximité avec un membre reconnu de la communauté LGBTI. Ces
individus étaient considérés être de la pire espèce, l’image de l’immoralité
grandissante au sein de la société et le facteur Sida ne facilitait pas les
choses.
Nous avions
compris le tort que pouvaient causer les salutations de Suze à Gio. Pourtant,
je comprenais mal qu’il veuille à tout prix la battre. Elle n’avait pas menti.
L’histoire aurait pu se révéler pire si l’on connaissait effectivement les
points d’ombre de leur relation. Les gens ont suspecté, ont fait des
commentaires sur leur amitié. Suze était l’attraction du quartier, notre
phénomène de foire. Elle était aussi très bonne cuisinière. Gio prenait son
repas du midi avec nous, derrière la case de fritures de la tante de Suze. On
ne manquait jamais de marinades et de sauce aux choux. Nous étions tous
toujours là dans sa cuisine quand elle nous servait à manger ou discutait avec
nous. Nous ne voyions pas en premier plan nos différences sexuelles. En
réalité, elle ne faisait du mal à personne. Moi, après avoir surpris Gio et Suze
s’embrasser, j’ai compris qu’ils étaient amants, que nous lui servions de
couverture. Il me fit promettre de ne rien dévoiler. Il acheta mon
silence en me donnant une belle partie de ses transferts, de ses fringues et me
laissa tenir l’arme de son oncle, colonel de l’armée de facto.
De toute
façon, je ne parle pas des affaires des gens et je n’irais pas me mettre à dos
le chef de notre bande dans ce bidonville du haut de Carrefour-Feuilles.
Suze/César,
gigotait dans tous les sens sur le gravier de notre rue, criait en pleine rue
des insanités dont elle seule avait la formule. Toutefois, son vacarme n’alarma
pas le voisinage regardant les faits comme un spectacle intéressant. Plusieurs
d’entre eux le voyaient comme une correction méritée. Ses cris excitaient aussi
la violence de Gio. Je lui mis du tape électrique sur sa bouche
pendant que les autres nouaient ses mains pour limiter ses mouvements.
Gio pensait
que son secret était au grand jour. Il a forniqué avec Suze, il était coupable,
sa sévérité devait tracer un exemple pour celui qui tenterait de croire qu’il
entretenait une relation intime avec elle. Il descendit le pantalon de Suze et
se détourna pour chercher du bois pour la pénétrer par-derrière sous
prétexte de vouloir le dresser, l’initier à la droiture. C’en était trop ! Je
profitai d’un moment d’égarement de sa part pour libérer Suze/César et me
mettre entre les autres. Elle en avait eu pour son compte. J’étais mal à
l’aise et répugné par l’acte de barbarie que nous avions commis, l’humanité en
moi m’empêcha de faire un pas de plus vers ce crime odieux.
Septembre
2016,
Kenskoff,
Haïti
Thomassin,
chez les Demezar
Je le regarde
à la télé établissant le programme pour cette activité qu’ils vont organiser.
Il est un chef de pont de cette communauté. C’est la deuxième fois que je le
revois depuis cet incident à Carrefour-Feuilles. La dernière fois, il avait
arrêté un taxi dans lequel je me trouvais, un jour en me rendant à la fac. Le
chauffeur ne prit même pas la peine de lui répondre quand il entendit la
détonation de sa voix. Il s’est juré de ne porter aucun sodomite dans sa
voiture, il est un chrétien, il ne pourrait pas se le permettre… qu’il marche à
pied là où il veut aller. L’instant fut bref, pourtant nos regards se sont
croisés pour se reconnaitre, se jauger furtivement et s’abandonner.
Gio, lui est
toujours là à trainer dans les bars avoisinant la rue Capois. Il n’a rien foutu
de sa vie, il n’a pas pu se rendre à sa terre promise, les États-Unis. Les
démarches de son père ont foiré, il n’était pas son enfant biologique. Il pue
l’alcool bas de gamme, toutes les marchandes de poulet boucané reconnaissent
son haleine d’alcoolique, toutes les putes identifient ses mains lubriques, il
les a si souvent tripotés, c’est un de leur client régulier. Les anciens de la
bande le fuient toujours. Il quémande sans arrêt de l’argent pour s’acheter une
bière, un plat, pour payer l’écolage d’un de ses bambins. Il en a plusieurs ou
le prétendait… Jamais le nom d’un enfant n’était entendu deux fois.
Ralph, change
de chaine, dis-je à mon fils. Ma femme mit ses mains sur sa tête implorant Dieu
de sauver le pays de ce fléau, de tous nos maux, il ne faudrait pas que
l’homosexualité s’ajoute au nombre. Haïti a déjà trop de malheurs, la société
perd ses repères et n’a pas besoin de légaliser ces perversions. Je me dis que
je ne le souhaite pas non plus. Je ne voudrais pas qu’un de mes amants
devienne exigeant, se pense libre de sortir du placard, me demande de
laisser ma famille pour vivre avec lui ou pire, m’avilir.
Crédit: Fodlyne "Lou" André Rejouis
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