vendredi 25 novembre 2016

Haïti/Rétrospectives : Un matelassier de jadis

Claude Dambreville
Nous allons crever de faim, déclara tristement Valembrun Monexil, en buvant à petites gorgées son brûlant café du matin.

Le Grand Maître viendra certainement à notre secours, philosopha Anita, sa patiente concubine.

Valembrun Monexil, dit Boss Val, était un matelassier de 72 ans, au chômage forcé. Il vivait les heures les plus sombres de sa modeste petite vie d'artisan honnête. Depuis tantôt quatre mois, personne n'avait fait appel à lui, pour la confection d'un matelas. Et, dans la petite boîte en fer-blanc qu'il cachait dans un coin de son garde-manger vétuste, il ne restait guère qu'une soixantaine de gourdes, pour la survie alimentaire du couple.

C'était à n'y rien comprendre. Ordinairement les matelas s'abîment vite, et doivent obligatoirement être remplacés , surtout quand on a des enfants qui s'oublient régulièrement au lit. Il n'y avait pas tellement longtemps que Boss Val refusait du travail, tant les demandes de ses clients étaient fréquentes et urgentes. Cependant, quelque chose avait subitement changé, et l'infortuné matelassier ne se résignait pas à admettre la malencontreuse et contrariante vérité : depuis quelque temps, plusieurs de nos compatriotes de la diaspora américaine s'étaient convertis en vendeurs de matelas à ressorts, et expédiaient en Haïti des conteneurs surchargés de ces pièces de literie qui se vendaient à un prix raisonnable, et qui s'écoulaient comme des petits pains chauds.

Par ailleurs, les fabricants locaux de matelas avaient réajusté leurs prix de façon si judicieuse, que les bourses les plus modestes constituaient maintenant le gros de leur clientèle.

Par conséquent, pourquoi continuerait-on à avoir affaire à un humble petit matelassier qui, tout en toussant de façon inquiétante, passait le plus souvent une journée entière à carder un monticule de coton quelquefois pisseux, avec sa planchette ou carde garnie de clous recourbés, et à envoyer des démêlures de coton partout, et même dans vos mets à la cuisine, alors qu'on pouvait désormais se procurer tout de suite un matelas d'excellente qualité, pour une bouchée de pain ? Sans compter qu'il fallait acheter soi-même le tissu pour un nouveau matelas, ainsi qu'éventuellement, quelques livres additionnels de coton neuf.

De toute façon, commenta Anita, il est plus que temps que tu cesses d'exercer ce métier qui n'a fait que ruiner ta santé. Tous ces déchets de coton poussiéreux, provenant de tes cardages journaliers, ont fini par se loger dans tes poumons, et c'est là l'unique cause de tes incessantes quintes de toux.

Et comment vivrons-nous à l'avenir, si je me croise les bras ? demanda Boss Val, sur un ton angoissé.

Dieu y pourvoira. Non seulement le métier de matelassier est en train de mourir dans notre pays, mais encore la plupart de nos vieux matelassiers ont fait le grand voyage, et n'ont pas été remplacés.

Des larmes presque laiteuses emplirent les yeux battus et plissés de Boss Val, et roulèrent sur ses joues caves.


Que la volonté de l’Éternel soit faite ! Soupira-t-il.


 Crédit : Claude Dambreville

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