Claude Dambreville |
Nous allons crever de faim, déclara tristement Valembrun
Monexil, en buvant à petites gorgées son brûlant café du matin.
Le Grand Maître viendra certainement à notre secours,
philosopha Anita, sa patiente concubine.
Valembrun Monexil, dit Boss Val, était un matelassier de 72
ans, au chômage forcé. Il vivait les heures les plus sombres de sa modeste
petite vie d'artisan honnête. Depuis tantôt quatre mois, personne n'avait fait
appel à lui, pour la confection d'un matelas. Et, dans la petite boîte en
fer-blanc qu'il cachait dans un coin de son garde-manger vétuste, il ne restait
guère qu'une soixantaine de gourdes, pour la survie alimentaire du couple.
C'était à n'y rien comprendre. Ordinairement les matelas
s'abîment vite, et doivent obligatoirement être remplacés , surtout quand on a
des enfants qui s'oublient régulièrement au lit. Il n'y avait pas tellement
longtemps que Boss Val refusait du travail, tant les demandes de ses clients
étaient fréquentes et urgentes. Cependant, quelque chose avait subitement
changé, et l'infortuné matelassier ne se résignait pas à admettre la
malencontreuse et contrariante vérité : depuis quelque temps, plusieurs de nos
compatriotes de la diaspora américaine s'étaient convertis en vendeurs de matelas
à ressorts, et expédiaient en Haïti des conteneurs surchargés de ces pièces de
literie qui se vendaient à un prix raisonnable, et qui s'écoulaient comme des
petits pains chauds.
Par ailleurs, les fabricants locaux de matelas avaient
réajusté leurs prix de façon si judicieuse, que les bourses les plus modestes
constituaient maintenant le gros de leur clientèle.
Par conséquent, pourquoi continuerait-on à avoir affaire à
un humble petit matelassier qui, tout en toussant de façon inquiétante, passait
le plus souvent une journée entière à carder un monticule de coton quelquefois
pisseux, avec sa planchette ou carde garnie de clous recourbés, et à envoyer
des démêlures de coton partout, et même dans vos mets à la cuisine, alors qu'on
pouvait désormais se procurer tout de suite un matelas d'excellente qualité,
pour une bouchée de pain ? Sans compter qu'il fallait acheter soi-même le tissu
pour un nouveau matelas, ainsi qu'éventuellement, quelques livres additionnels
de coton neuf.
De toute façon, commenta Anita, il est plus que temps que tu
cesses d'exercer ce métier qui n'a fait que ruiner ta santé. Tous ces déchets
de coton poussiéreux, provenant de tes cardages journaliers, ont fini par se
loger dans tes poumons, et c'est là l'unique cause de tes incessantes quintes
de toux.
Et comment vivrons-nous à l'avenir, si je me croise les bras
? demanda Boss Val, sur un ton angoissé.
Dieu y pourvoira. Non seulement le métier de matelassier est
en train de mourir dans notre pays, mais encore la plupart de nos vieux
matelassiers ont fait le grand voyage, et n'ont pas été remplacés.
Des larmes presque laiteuses emplirent les yeux battus et
plissés de Boss Val, et roulèrent sur ses joues caves.
Que la volonté de l’Éternel soit faite ! Soupira-t-il.
Crédit : Claude Dambreville
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