Claude Dambreville |
Dans le temps, (et jusque dans les années trente et quarante
) , la population Port-au-Princienne comprenait un grand nombre de fieffés
"regardeurs", d'impénitents fouineurs, et d'incessants observateurs.
Pour qualifier cette manie que nous avions jadis au superlatif d'examiner et de
scruter tout ce qui se passait autour de nous, et qui ne nous regardait
aucunement, disons que nous étions ( et sommes peut-être jusqu'à présent )
d'incorrigibles curieux .
Toutes les rues avaient leur équipe de flâneurs et de désœuvrés
toujours prêts à aller jeter un coup d'oeil inquisiteur partout où surgissait
un incident ou un événement soudain d'une certaine importance : un esclandre
spectaculaire, un grave accident d'auto, un incendie ravageur, un mariage
grandiose, des funérailles exceptionnelles, l'écroulement impressionnant d'une
maison, etc. Je dois préciser qu'à cette époque, le petit écran n'avait pas
encore fait son apparition en Haïti, et, pour chasser l'ennui, on n'était pas
trop exigeant en matière de passe-temps à bon marché.
Des demoiselles d'âge canonique, friandes de ragots et de
faits divers, des chômeurs en quête de distractions, et même des adolescents en
vacances ne se faisaient pas prier pour se rendre, sans perte de temps, sur le
théâtre de n'importe quel drame urbain, ou de n'importe quel événement mondain
de la capitale.
Fallait les voir, ces curieux professionnels, lors d'un
grand mariage, par exemple. Se bousculant tapageusement à l'entrée d'une
église, et laissant tout juste assez d'espace, pour le passage du cortège
nuptial, ces fureteurs assidus faisaient des réflexions malséantes, à haute
voix : "le marié a l'air vieux et fatigué", "à ce que je vois,
la mariée n'a pas perdu son temps", "la robe de la marraine est
affreusement démodée", et quantité d'autres remarques les unes plus terre
à terre que les autres.
Au temps de ma jeunesse, j'ai connu une vieille demoiselle
qui ne faisait partie d'aucun groupe, pour repaître sa légendaire curiosité. Un
soir, vers dix heures, alors qu'elle dévalait la pente abrupte de la Ruelle
Chrétien, à St Antoine, pour aller observer un incendie qui venait d'éclater au
pied du Morne l'Hôpital, elle tomba par accident dans une bouche d'égout
laissée à découvert. Non seulement elle rata le spectacle excitant qu'elle
allait voir, mais, de surcroît, par suite de la grave fracture d'une de ses
jambes, elle fut condamnée à marcher avec une béquille, pendant tout le reste
de sa vie. Ce personnage spécial était bien connu de pas mal de
Port-au-Princiens. C'était une Haïtienne d'origine jamaïcaine, et elle
s'appelait Adelyna Joseph, "Dély" pour les intimes. Pour se faire un
maigre moyen de subsistance, Dély passa une bonne partie de son existence à
vendre , au marché de Pétion-ville, des allumettes, des bougies, et toutes
sortes de brimborions exposés pêle-mêle dans un "layé", ( mot créole
servant à désigner un support plat de paille tressée, dans lequel on vendait
probablement de l'ail , au temps passé ).
Crédit : Claude
Dambreville
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