Claude Dambreville |
Nous sommes dans les années trente ou quarante (la date
exacte importe peu). Par une période de crise politique grave, les cinq membres
d'une famille Port-au-Princienne viennent de prendre sans appétit leur repas du
soir. Il est 7h 15 P.M.
Le black-out sévit avec rigueur, et ajoute un profonde note
de tristesse dans tous les foyers. Personne n'ose mettre le nez dehors, car les
rues sont loin d'être sûres.
Tandis que la famille en question essaie de digérer la soupe
insipide qu'elle vient de consommer, les dernières nouvelles politiques
reviennent continuellement sur le tapis : les nombreuses personnes arrêtées, la
démission fracassante du Ministre de la Justice, les sévères mises en garde du
Président de la République, etc.
Soudain, un bruit sec, sonore, et tout à fait inattendu
résonne au-dessus des têtes. Sans aucun doute, une grosse pierre. Deux, trois,
quatre, cinq autres projectiles du même genre s'abattent sur le toit de tôles
ondulées de la maison. C'est la "kalonad" ou grêle de pierres qui
vient de commencer. Enervante, troublante, et infernale. Toutes les habitations
avoisinantes reçoivent, elles aussi, leur feu nourri de pierres.
LA " KALONAD" , C'ÉTAIT ÇA.
Personne n'osait plus parler. On enrageait in petto, car on
était impuissant face à ce délit traditionnel, qui consistait à faire pleuvoir
une flopée de pierres sur tous les toits d'une rue, ou d'un quartier. Une
pratique absurde, ridicule, et gratuite. Une habitude idiote qui mettait les
nerfs en boule, et qui se manifestait surtout lors des troubles politiques.
Etant donné que, naguère, presque toutes les maisons de la
capitale étaient recouvertes de tôles, cela constituait pour les dizaines de
pierres lancées par les "kalonneurs", un point d'impact diablement
bruyant, tonnant et agaçant.
Le plus révoltant, c'est que, bien souvent, ces infatigables
lanceurs de pierres étaient des adolescents bien connus, et identifiés par les
habitants de toutes les maisons qui avaient été sauvagement bombardées.
Toutefois,, n'ayant jamais été surpris avec la main dans le sac (de pierres),
ces abominables fauteurs de désordres protestaient toujours formellement de
leur innocence. D'ailleurs, pour être en mesure de se disculper ultérieurement,
ils prenaient toujours la précaution de "kalonner" également leur
propre maison.
En somme, à quoi étaient imputables ces lamentables écarts
de conduite ? A l'ennui tout simplement. N'ayant rien a faire pour passer le
temps, ne disposant pas encore de télévision, de tablettes, ou de téléphones
cellulaires, ces jeunes garçons choisissaient de se distraire tout bêtement, en
faisant écumer de rage des milliers de Port-au-Princiens.
Pour terminer, je tiens à remercier Claudie Déjean Glaude,
une cousine de ma femme qui vit à New York, et qui est âgée de 90 ans. Fouillant
dans ses vieux souvenirs, elle s'est rappelé qu'à la suite de l'une de ces
violentes "kalonnades", un quotidien haïtien avait sorti en lettres
grasses l'en-tête suivant :
BOMBARDEMENT AÉRIEN NOCTURNE À LA RUELLE PIQUANT ET À LA
RUELLE JARDINES.
Crédit : Claude
Dambreville
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