La victoire de Jovenel Moïse aux élections du 20 novembre 2016 est
couramment appréhendée de deux manières.
Pour ces adversaires, c’est une victoire inattendue, pour ne pas avoir pris aux
sérieux les sondages et les pronostics qui ont toujours porté Jovenel en tête
de liste. Tandis que, pour les sympathisants de Jovenel, il ne faut voir dans
cette victoire aucune surprise, car ce n’est pour eux que la confirmation des
élections du 25 octobre 2015 et des récents sondages avant les élections du 20
novembre. Ces interprétations se limitent entre adversaires, partisans et
opposants de chapelles politiques différents. Il semble que les points de vue
et analyses sur cette question ne s’expriment pas au point de transcender la
dichotomisation « pour ou contre » un candidat ou un autre. L’enjeu du pouvoir
et le fanatisme semblent aveugler tant des journalistes, des étudiants que des
intellectuels. Le débat est tout simplement plat : « pour ou contre ».
Par ailleurs, je pense qu’il y a lieu de produire des
réflexions justes et valides sur le « phénomène Jovenel Moïse ». J’appelle le «
phénomène Jovenel Moïse » tout le processus de construction de ce dernier en
passant par sa présentation dans le projet de bannann, tout son processus de
campagne depuis 2015, jusqu’à sa victoire aux élections du 20 novembre 2016.
C’est un phénomène marquant qui mérite d’être interprété avec intelligence et
lucidité.
Après l’annulation de l'élection présidentielle de 2015, on
croyait que le phénomène Jovenel Moïse était fini. C’est bien le contraire,
malgré son statut d’outsider. Dans nos analyses, nous nous sommes
particulièrement intéressés aux six candidats qui ont toujours donné
l’apparence de devancer les autres durant le processus de campagne. Notre
démarche consiste donc à expliquer la victoire de Jovenel au dépend de ces cinq
poursuivants immédiats, tels que : Jean Henry Céant, Jude Celestin, Edmonde
Surplice Beauzile, Moïse Jean Charles et Maryse Narcisse. Quelles seraient
alors les raisons qui ont fait gagner Jovenel Moïse ?La question est osée par
le simple faitde vouloir trouver des « raisons » à une victoire électorale en
Haïti. Il y a un point de vue dans ce pays qui veut que les élections soient
l’apanage de « Zam aklajan ». Ce point de vue est devenu un discours commun, répété
même par certains universitaires qui auraient pour vocation de chercher à
appréhender les phénomènes de la vie collective au moyen des outils de la
science et de la technologie. Ce texte se veut donc une tentative d’explication rationnelle des élections à partir des outils
de la sociologie, de l’informatique et de la communication sociale mises en
œuvre dans les stratégies de campagne électorale. La victoire de Jovenel Moïse
est ici compréhensible à partir de trois éléments que nous appelons : « 1- Le semblant
d’unité du camp PHTK. 3- La machine audiovisuelle mise en place par l’équipe de
Jovenel. 4- Le slogan de Jovenel Moïse (Nèg Bannann nan) ». Nous ne saurions
omettre le rôle significatif joué par l’argent dans les élections, mais nous
faisons ici le choix d’aborder la question sous un angle différent, celui du
marketing électoral.
1- Le
semblant d’unité du camp PHTK
Comme annoncé à l’avance, la tentative d’explication de la
victoire de Jovenel Moïse doit tenir compte de ces principaux adversaires. Le
premier élément que nous voulons expliquer comme facteur décisif de cette
victoire est ce que j’appelle « un semblant d’unité dans le camp du PHTK ». Il
faut dire qu’une telle image s’est construite
au détriment des secteurs politiques opposés au clan PHTK. En effet,
après les cinq années d’opposition et de mobilisation contre Michel Martelly
entre 2011 et 2015, les secteurs de l’opposition, répondant aux noms de
LAVALAS, MOPHOD,PITIT Dessalines, épaulés par des militants de la société
civile et des parlementaires farouches à Martelly, l’opposition a éclaté en
mille morceaux. « La rue » est divisée, riait-on de ces vieux politiciens. Les
tables de mobilisation et de concertation des MOPHOD, LAVALAS, PITIT Dessalines
et d’autres organisations populaires n’ont pas cherché à construire une force
politique cohérente en termes d’alternative aux Tèt Kale. Ainsi, faut-il
comprendre l’éclatement de l’opposition comme un facteur décisif dans la
victoire de Jovenel Moïse aux élections du 20 novembre. Le clan des Tèt Kale
s’est toujours montré « uni » face à ses adversaires. Ceci peut être considéré
comme la première raison de leur victoire.
2- La
machine audiovisuelle mise en place par l’équipe de PHTK.
La deuxième raison est au niveau audio et visuel. Elle est
logiquement liée à la précédente. L’équipe de Jovenel a réussi à adapter la
campagne au temps et à l’ère électronique dans laquelle nous évoluons. Au
niveau audiovisuel, l’équipe des Tèt Kale a coordonné la campagne autour de
trois grands axes : la radio, la télévision et l’internet.
Jovenel Moïse a en effet été l’un des candidats les plus
présents dans les stations de radio. Son équipe a fait diffuser des messages
audio des plus sensationnels en mobilisant toutes les rhétoriques de la
propagande électorale moderne qui ne vise qu’à susciter passion et fanatisme
chez les électeurs. En mentionnant la rhétorique dans le cas de Jovenel, je
veux parler des multiples répétitions des mêmes messages sur les stations de
radio. Ces messages, à force d’être répétés, créent du sens dans l’imaginaire
collectif. Ce n’est pas que les autres candidats n’ont pas diffusé de message à
la radio, mais ils n’ont pas réussi à exercer le même niveau de persuasion que
le camp PHTK. Jovenel a bénéficié d’une meilleure diffusion radiophonique, tant
en termes d’heures de diffusion sur les stations de radio, qu’au niveau du
contenu des messages. Ces techniciens lui ont assuré une présence continue sur
les stations de radio à travers des spots diffusés à longueur de journée. Ils
ont eu l’intelligence suffisante pour exploiter les moments forts dans les
discours de Jovenel livrés lors des meetings à travers le pays. Ils ont
mobilisé les séquences les plus sensationnelles pour alimenter les messages
audio et ainsi prolonger les meetings sur les stations de radio. Il faut
reconnaître qu’à ce stade, il y avait un haut niveau de technicité mise en
œuvre dans la campagne.
La télévision fut aussi déterminante dans la machine
électorale de PHTK. C’est le lieu privilégié de rediffusion en images vidéo de
chaque déclaration, meeting ou prise de parole quelconque. La force de la
télévision réside principalement dans l’apparence des foules immenses lors des
meetings et dans la démonstration de popularité du candidat, notifié par la
mention de chaque ville et département visité. C’est l’une des techniques de
manipulation, l’une des règles de la propagande que Jean-Marie Domenach appelle
« règle de contagion », qui consiste à créer l’illusion de l’unanimité. Le
candidat se présente comme s’il faisait unanimité en grossissant les foules par
tous les moyens. Et, la télévision est le meilleur espace pour communiquer
cette illusion d’unanimité. Cette technique permet de maintenir une influence
importante sur l’électorat, notamment sur les électeurs indécis. Car, une
grande partie d’un électorat, si ce n’est la majeure partie, va généralement
voter pour le candidat qui semble faire
le plus d’unanimité possible. Suivant cette logique, l’électeur vote pour un
candidat qui donne l’apparence de pouvoir remporter le vote majoritaire. « Je
ne veux pas perdre mon vote », disent-ils généralement. De tels jugements sont
l’effet de la fièvre électorale. Celle-là conditionne l’électeur à se sentir
engagé, autant que le candidat, dans un combat, dans une compétition, qu’il doit
à tout prix gagner. De ce fait, il ne peut pas miser sur n’importe quel
compétiteur pour ne pas perdre sa mise. Ceci peut nous éclairer sur les écarts
énormes entre Jovenel et les autres candidats enregistrés dans les élections du
20 novembre dernier. Le candidat ayant créé le plus de perception l’a emporté
en impliquant dans la bataille électorale les électeurs les plus anonymes. Les
techniciens le savent bien, et l’ont très bien appliqué pour la cause de
Jovenel.
De même, l’internet est le nouveau maitre mot en matière de
mobilisation électorale. Facebook,WhatsApp, Twitter, Youtube se sont faits une
place considérable dans les batailles pour le pouvoir politique. Les récentes
élections américaines ont donné l’exemple d’une campagne super électronique à
travers les réseaux sociaux notamment. Chacun des deux principaux candidats a
consacré un réseau spécifique pour sa campagne : Hillary Clinton, Facebook, et
Donald Trump, Twitter. Jovenel Moïse a aussi beaucoup usé des réseaux sociaux.
Avec des photographies bien travaillées, son équipe de communication graphique
(visuelle) a fourni un travail important. Il faut alors comprendre que les
photos prises au cours de la campagne seraient de moindre importance ou ne
serviraient à grand-chose sans le travail d’un communicateur qui sait faire
l’harmonie entre une bonne photo et l’imaginaire collectif/populaire haïtien.
Et, les réseaux sociaux (l’internet) assurent la publicité et la propagation de
ces photos en étant accompagnées de brefs messages connus du genre des
professionnels de la communication. C’est, en ce sens, la place d’un certain
professionnalisme dans le champ politique trop longtemps étranger à de telles
compétences. Les vieux politiciens doivent enfin admettre que les temps sont
révolus. Ils doivent comprendre le rôle de la science et de la technologie dans
la politique.
1- Le slogan
de Jovenel Moïse (Nèg bannann nan)
On ne mène pas une campagne électorale sans un bon slogan.
Le slogan est un élément décisif dans le marketing électoral. Il doit nécessairement
contribuer à faire parler du candidat en bien ou en mal. Il a plusieurs
fonctions. L’une d’elles, c’est la fonction publicitaire qui consiste à faire
connaître le candidat. Un slogan qui ne remplit pas cette fonction ne mérite
pas cette qualification. Car le candidat est un produit à vendre dont le slogan
est son étiquette.
Dans les récentes élections, certains candidats avaient un
slogan, et d’autres non. Le candidat de Lapeh par exemple, Jude Célestin,
aurait un bon slogan (Lè a rive). Cependant, l’équipe deJude n’a pas assez
exploité ce slogan. Son équipe n’est pas parvenue à transcrire ce slogan dans
la réalité. Ils n’ont pas su exploiter le sens mobilisateur du slogan. Le
candidat lui-même ne s’est pas trop accroché à son propre slogan. Sur certaines
affiches de Jude Célestin, on ne trouve aucun slogan.L’ex-sénatrice Edmond
Supplice Beauzile se faisait appeler «
fanm choublak la ». On dirait que c’était son slogan. En réalité,
c’était une sorte d’imitation du slogan de Jovenel Moïse, Nèg bannann nan.
C’était très maladroit de copier aussi sèchement le slogan de PHTK qu’on
critiquait autrefois. Parait-il que Maryse Narcisse affichait, « Bò tab la »
comme slogan. Ce slogan est fait avec l’emblème du parti Fanmi Lavalas, qui est
représenté par une table. « Tab la » remonte à la période de fondation de
l’organisation politique Fanmi Lavalas à la fin du 20ème siècle. Ce mot d’ordre
qui fut très mobilisateur dans les années 90 semble avoir fait son temps. Il
s’est alors révélé un véritable échec en termes de mobilisation dans la
campagne de 2016. Ceci aura permis de comprendre que la force de nouveauté est
l’une des vertus d’un slogan électoral. On ne peut pas choisir n’importe quel
mot d’ordre idéologique pour son slogan. Le slogan n’a rien à voir avec
l’idéologie, c’est avant tout un travail de communication. L’idéologie peut
quand même servir d’ingrédients au slogan en termes de contenu. Mais, un mot
d’ordre idéologique ne peut pas servir de slogan, sinon il aura échoué. C’est
la même chose pour Edmonde Supplice. Son parti (Fusion) est représenté par la
fleur « choublak ». L’équipe de madame Beauzile a commis l’erreur de construire
un slogan sur la base de son emblème, car l’emblème de Fusion ne renvoie à
aucune réalité, ni réel, ni imaginaire. La fleur « choublak » ne dit rien. «
Fanm choublak la » ne dit non plus rien à la population haïtienne, puisque ce
mot d’ordre n’est pas créateur de sens. En effet, prendre l’emblème de son
parti pour slogan se révèle une très mauvaise démarche. Un tel choix traduit le
peu d’importance accordée à la question du slogan par les partis politiques.
Mes observations sur les campagnes de 2015 et 2016 me laissent en effet
comprendre que les partis ou les hommes politiques n’accordent presque pas
d’importance à un slogan dans ce genre d’activité. Un candidat qui s’appelle
Frantz Bertin avait pour slogan « Jistikrasi ». C’est le modèle typique des
idéologues têtus qui croient pouvoir transcrire l’ensemble de leurs croyances,
visions et convictions politiques dans un slogan électoral. Ils ne comprennent
pas que le slogan ce n’est que pour les élections, et après quoi il disparait
pour faire place à un nouveau. Il fait d’ailleurs partie des cinq règles de la
propagande de Jean Marie Domenache. « La règle de simplification » : emploi de
slogan et de mot d’ordre.
Jovenel Moïse avait pour slogan« Nèg bannann nan ». À l’aide
de ce slogan, il est passé pour le candidat le plus populaire dans les
campagnes de 2015 et 2016. L’un des mérites de « Nèg bannann nan » en tant que
slogan électoral est qu’il faisait corps avec son candidat. On pouvait faire
référence à Jovenel qu’en voyant une banane ou en mentionnant le mot « bannann
» devenu beaucoup plus à la mode qu’à avant. Les techniciens du PHTK ont touché
l’une des plus grandes sensibilités haïtiennes, la question de la nourriture.
D’autant plus que « bannann nan » renvoie à la question de l’agriculture et à
la production nationale. Ainsi, le discours de Jovenel est parvenu à faire
rêver une population en quête d’alternatives aux vieux politiciens. Avec un bon
travail de communication, le slogan « nèg bannann nan » a fait passer Jovenel
Moïse pour un « leader paysan ». Un statut longtemps revendiqué par Moïse Jean
Charles. On dirait que Jovenel a volé ce statut à Moïse Jean Charles. Surtout
que Moïse Jean Charles a préféré un discours « marxiste, socialiste » à son
premier discours construit autour de la paysannerie. Il s’est fait appeler «
socialiste rénovateur », en lieu et place de « révolutionnaire » qu’il se
disait être autrefois.
Conclusion
L’une des caractéristiques fondamentales d’un discours
électoral, c’est sa capacité à faire rêver les électeurs. C’est là une force
incontournable qui provoque passions et égarements. Le discours électoral est
une parole politique articulée autour d’un ensemble d’éléments présentés aux
électeurs en termes de possibilités de changement et de progrès. Le discours
électoral fait ainsi la combinaison d’un passé choisi avec un avenir illusoire.
Le présent est en effet escamoté au profit d’un futur utopique. Seul un
candidat assez habile à faire une telle combinaison peut récolter un vote
majoritaire à mon humble avis d’apprenti sociologue.
Les outils de la communication sociale et des nouvelles
technologies de l’information ont été mis en œuvre tout au cours de la campagne
électorale des Tèt Kale. De même, il est à noter que plusieurs des adversaires
de Jovenel ont confié la directive de leur campagne à de simples politiciens de
carrière, des amis proches, ou des membres de leurs familles. L’architecte
Lesly Voltaire, ex-député, était le chef de la campagne de Maryse Narcisse. La
campagne de Jude Célestin était sous la responsabilité de Paul Antoine Bien
Aimé, un ancien ministre sous le gouvernement de Préval. Aussi, pensez aux
critiques de Jean Hector Annacassis adressées à Jude Célestin publiquement.
Selon l’ancien sénateur, Jude n’aurait utilisé aucun des cadres et techniciens
de Lapeh. Sa campagne de 2016 aurait été dirigée que par ses alliés du G-8.
Jusqu’à quand ces vieux politiciens comprendront-ils que campagne électorale
est l’affaire des techniciens de la communication sociale, de la psychologie
sociale notamment et des spécialistes en technologie de l’information ? Combien
d’élections doivent-ils encore perdre pour créer de la place pour les jeunes
cadres sociologues, psychologues, communicateurs et informaticiens du pays ?
Crédit : Rubens Avril, Email : avrilrubs@gmail.com
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