1er janvier 1804 – 1er janvier 2017, 213 ans après : comment
un pays qui a produit les Toussaint Louverture et les Dessalines figure-t-il
aujourd’hui parmi l’un des plus arriérés du globe
PREMIÈRE PARTIE
C’est dans une ambiance sociale, politique et économique
délétère qu’Haïti vient de célébrer, le 1er janvier 2017, le deux cent
treizième anniversaire de la proclamation de son indépendance. L’ancienne
colonie la plus riche du Nouveau Monde, le pays qui a changé le calendrier de
l’histoire par une révolution d’esclaves réussie n’arrive pas, même après deux
siècles, à nourrir 60 % de sa population. L’année 2017, en termes de
performance économique, sera au-dessous de la moyenne des 45 dernières années
de croissance économique décevante. Au lieu de 2.2 % de croissance fixée par
les autorités haïtiennes, le produit intérieur brut (PIB) connaitra en 2017 une
faible croissance de 1 % contre 1.4 % en 2016. En effet, depuis 1971, la
croissance annuelle du PIB s’est en moyenne maintenue à environ 1.2 %. Avec un
tel taux de croissance, il faut 59 ans pour doubler le niveau de vie en Haïti.
C’est-à-dire qu’Haïti a besoin de 59 ans pour atteindre un PIB par habitant de
l’ordre de 1660 $ U.S, le double de son PIB par habitant actuel qui est de 830
$ U.S. Donc concrètement, si ce taux reste constant, dans 59 ans le PIB par
habitant en Haïti atteindra le niveau du PIB par habitant que la République
Dominicaine affichait en 1990, s’estimant d’alors à 1668 $ U.S . Disons mieux :
si rien n’est fait, le niveau de vie d’un Haïtien en 2076 sera similaire à
celui d’un Dominicain en 1990. Si ceci ne dérange pas, rien ne dérangera.
Cependant, pour faire contre mauvaise fortune bon coeur, les
dirigeants haïtiens s’amusent chaque 1er janvier à s’enorgueillir des prouesses
des héros de l’indépendance. En ce sens, la remarque de Benoît Joachim est
pertinente. « En revendiquant d’une façon répétitive et vantarde la gloire des
ancêtres et l’héritage qu’ils ont légué, on révèle sans trop s’en rendre compte
l’ampleur de la déviation que la classe dominante a imprimée au processus de
libération nationale déclenché par les esclaves insurgés en 1971 ». Le
caractère archaïque de la société haïtienne aujourd’hui, apparait, selon
l’auteur, encore plus frustrant et plus anachronique chaque fois qu’on le
rapproche du caractère novateur de la révolution nationale et populaire
aboutissant à la défaite coloniale de 1803 et à la proclamation de
l’indépendance du pays en 1804. Quelque 100 ans de cela, indigné, Rosalvo Bobo
proteste contre toutes activités festivalesques à l’occasion du premier
centenaire de l’indépendance d’Haïti, car « étant misérables, chétifs, sans le
sou, » pour fêter, « il nous faudra fouiller dans la bourse du paysan et faire
manger au peuple la dernière vache maigre ». Donc, s’il faut quand même faire
quelque chose, Bobo propose qu’« au lieu de semer les lauriers sur les mânes
retrouvés de nos aïeux, après avoir passé un siècle à les oublier, à les
souiller, à nous moquer outrageusement de leur héroïsme, » il serait mieux de
tendre « un deuil d’un bout à l’autre du pays, en témoignage de notre remords
et, la bouche contre terre, tenant chacun un bout de crêpe pendant au drapeau
bicolore » pour demander pardon à Dessalines, à Toussaint, à Capois et à toute
la phalange immortelle de notre histoire. Si pour Bobo, 1904 était un
centenaire de la ruine d’un pays par la misère et la saleté, 113 ans après, on
continue à se demander avec perplexité, à l’instar d’un Guy de Bosschere,
comment un pays qui a produit voilà 213 ans les Toussaint Louverture et les
Dessalines figure-t-il aujourd’hui parmi l’un des plus arriérés du globe.
En effet, le caractère archaïque et néocolonial de la
formation sociale haïtienne aujourd’hui ou tout simplement le
sous-développement d’Haïti ne résulte pas du hasard. Quoiqu’en raison de sa
situation géographique et de ses caractéristiques géotectoniques, Haïti soit le
plus exposé aux désastres naturels dans la région, des expériences comparatives
montrent que la localisation géographie n’est pas une fatalité. S’il est vrai
qu’aucun pays ne peut s’affranchir du risque des désastres naturels, de bonnes
politiques publiques peuvent l’aider à réduire significativement et
efficacement sa vulnérabilité et les risques auxquels il est exposé. À preuve,
en dépit du fait qu’Haïti et la République Dominicaine ont connu un nombre
similaire de tempêtes entre 1960 et 2014, Haïti pourtant a dû faire face à plus
du double d’inondations et à 7 fois plus de périodes de sécheresse que la
République Dominicaine. En outre, Haïti a enregistré une moyenne de 81 morts
par inondation entre 1961 et 2012, alors que pas plus de 38 morts sont causées
par les inondations durant la même période en République dominicaine . Si le
sous-développement d’Haïti ne peut pas être expliqué par un déterminisme
géographique, quelles sont donc les racines de ce mal ? Un inventaire des
explications fournies par des chercheurs tant haïtiens qu’étrangers semble
corroborer la théorie du path dependency. Selon cette perspective, les choix
effectués dans le passé continuent à influencer l’avenir par l’entremise des
structures institutionnelles formelles et informelles. Ainsi, pour appréhender
ce que Joachim appelle le retournement haïtien, c’est-à-dire le passage d’une
révolution vraiment sans précédent ayant débouché sur une indépendance
radicale, à la dépendance, il faut connaitre et expliquer les structures mises
en place au cours de l’histoire haïtienne.
En ce sens, si on doit remonter aux choix effectués après
l’indépendance pour expliquer la situation actuelle d’Haïti, un bon point de
départ serait la Constitution de 1806, une institution accouchée aux forceps
par le choc des oligarchies des anciens et nouveaux libres. Mais le plus
important c’est le type de régime qui fut instauré : un régime parlementaire
effectif en date du 31 décembre 1806, il y a donc 210 ans de cela.
Le premier Parlement haïtien ou le choix mesquin d’une
oligarchie
Une simple lecture du
rapport de la commission chargée de la rédaction de la Constitution de 1806 ne
donne pas seulement une idée de la formation académique des commissionnaires,
mais également de leur détermination à camper un Parlement comme garde-fou pour
empêcher au pouvoir exécutif d’être transformé en un pouvoir tyrannique où tout
est dicté selon les caprices d’un homme. Désormais, pour éviter toutes dérives
dictatoriales, le rapport propose que les pouvoirs soient séparés, car c’est
par la séparation des pouvoirs, selon ledit rapport, « que les Américains sont
devenus nombreux et florissants dans une progression tellement rapide que les
annales d’aucun peuple n’offrent un pareil exemple. La séparation des pouvoirs
a jeté sur l’Angleterre un éclat que ne peuvent tenir les défauts de son
gouvernement. »
Cependant, au lieu
d’appliquer les principes d’équilibre énoncés dans le rapport, la Constitution
de 1806 donne un pouvoir quasi-illimité à un Sénat de 24 membres concentrant
des prérogatives à la fois exécutives et législatives. Au bout du compte, le
Sénat établi par la Constitution de 1806 n’était pas une institution de
contre-pouvoir conçue pour durer ; au contraire, il résulte d’un calcul
stratégique de l’oligarchie des anciens libres visant à brider, par
anticipation, le pouvoir d’Henry Christophe élu le 28 décembre 1806. À preuve,
quand Pétion est devenu président après que Christophe ait refusé d’acquiescer
la mascarade électorale du 18 décembre 1806, les rapports entre la présidence
et le Sénat seront marqués par autant d’hostilités et d’intrigues que les
sénateurs seront sommés, le 17 décembre 1807, de se retirer dans leurs
localités respectives. Ce fut donc le Coup d’État de Pétion. Des anciens alliés
dans le Sud, en rébellion, ne reconnaitront pas l’autorité de Pétion après sa
réélection le 9 mars 1811, une élection réalisée contre les prescrits de cette
même Constitution dont il a été le principal instigateur. Après avoir constaté
que la constitution de 1806 était brisée en pièces, le Sénat était dissous et
que les pouvoirs législatif, exécutif et judiciaire étaient réunis dans les
mains d’un seul homme, le Conseil départemental du Sud est très remonté
vis-à-vis de l’Ouest. Sa note est on ne peut plus claire : « Ayez un Sénat, si
vous le voulez ; un Président si vous le voulez ; mais que votre Sénat soit
celui de l’Ouest, votre Président, le Président de l’Ouest. »
Le régime politique établi par la Constitution de 1806 était
si incongru à la réalité socio-politique d’alors que 10 ans après, une autre
Constitution, celle de 1816, va consacrer Pétion comme Président à vie. Ce sera
aussi le début d’un bicamérisme qui régira la vie parlementaire pendant un
siècle jusqu’en 1918, date qui marquera avec l’occupation américaine un monocamérisme
de fait où un Conseil d’État alla remplir les fonctions législatives pendant 12
ans (1918-1930). Somme toute, la Constitution de 1806 était un expédient aidant
l’oligarchie des anciens libres à promouvoir leurs intérêts au détriment des
intérêts de l’oligarchie des nouveaux libres. Donc, la volonté de rompre avec
les pratiques arbitraires, autoritaires et dictatoriales sous la constitution
de 1805 n’a pas abouti à la séparation des pouvoirs tant évoquée dans le
rapport préparatoire. Ce qui fut instauré, c’est un régime perverti, une
dictature parlementaire. Un très mauvais début qui hantera la vie politique et
sociale du pays pour toujours.
Crédit: Claude Joseph
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