vendredi 13 janvier 2017

Haïti/Mœurs & Société : L’étrange maladie de boss Marcel


Claude Dambreville

En Haïti, c'est la règle : un ouvrier qui "vole" le travail d'un collègue, risque de payer ce manquement très cher.

Boss Marcel, un charpentier bien connu de Carrefour-Feuilles, s'est récemment rendu coupable de cette faute impardonnable. Sans le faire exprès, d'ailleurs. En effet, deux jours après avoir fabriqué des étagères pour une cliente, celle-ci lui a fait savoir, sans penser à mal, que ce travail était destiné à quelqu'un d'autre : un certain Boss Tinès qui, depuis près de deux mois, est cloué au lit avec une bronchite des plus aiguës.

Je n'en pouvais plus d'attendre le rétablissement de Boss Tinès. De toute façon, j'ai l'impression de n'avoir rien perdu au change, puisque je suis tout à fait satisfaite de votre travail.

Cette révélation inopinée donna sur le coup des sueurs froides à Boss Marcel. Chez nous, tous les ouvriers vous le diront, retirer un morceau de pain de la bouche d'un confrère est une faute grave, un délit qui peut avoir des conséquences fâcheuses, une action malhonnête pour laquelle on doit payer, et parfois de sa propre vie.

A la suite d'une semaine de tourments moraux et de vifs regrets, Boss Marcel, qui est conditionné par ses croyances, vit son appréhension se matérialiser : en se réveillant un matin, il constata avec angoisse et stupeur que sa jambe droite avait visiblement augmenté de volume. Ce n'était ni la lymphangite, ni l'œdème, ni la phlébite. C'était plutôt une affection bien connue des classes populaires, et que l'on appelle simplement "la maladie du gros pied". Il paraît qu'on peut contacter ce mal punitif en chaussant un soulier dans lequel a été introduit un poison en poudre.

La jambe de Boss Marcel enfla un peu plus de minute en minute, et ne tarda pas à ressembler à une jambière de cuir d'aspect lourd et luisant. Après trois visites infructueuses chez le Dr Bridot, un médecin dévoué à la cause des pauvres et des gens à modestes revenus, voyant qu'il pouvait à peine marcher, tant sa jambe devenait énorme et pesante, le charpentier ne fit ni une ni deux. Il se rendit illico à Léogâne, chez le houngan Benoizin.

Nous autres les houngans, dit Benoizin, nous sommes les uniques dépositaires du secret de "la maladie du gros pied". Nous connaissons le nom du poison qui provoque cette inflammation, ainsi que celui de l'antidote qui neutralise les effets de cette substance.

Au bout de dix jours, la médication énergique du houngan-guérisseur Benoizin finit par inhiber totalement le processus inflammatoire qui affligeait Boss Marcel. Son inquiétant "gros pied" passa vite au rang des mauvais souvenirs. . Ce mal avait-t-il été provoqué par un poison, par une piqûre d'insecte, ou par son psychisme ? Difficile à savoir. Toujours est-il que "la maladie du " gros pied" est bien réelle en Haïti. Qui plus est, dans le peuple aussi bien que dans tous les autres milieux sociaux, cette maladie est souvent mentionnée dans les conversations courantes, un peu par plaisanterie, bien sûr.

N'entend-t-on pas dire parfois : "Pa kite moun konnen zafe' ou twò bon, pou yo pa barou yon gwo pye" ?







Crédit : Claude Dambreville

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