Claude Dambreville |
En Haïti, c'est la règle : un ouvrier qui "vole"
le travail d'un collègue, risque de payer ce manquement très cher.
Boss Marcel, un charpentier bien connu de
Carrefour-Feuilles, s'est récemment rendu coupable de cette faute
impardonnable. Sans le faire exprès, d'ailleurs. En effet, deux jours après
avoir fabriqué des étagères pour une cliente, celle-ci lui a fait savoir, sans
penser à mal, que ce travail était destiné à quelqu'un d'autre : un certain
Boss Tinès qui, depuis près de deux mois, est cloué au lit avec une bronchite
des plus aiguës.
Je n'en pouvais plus d'attendre le rétablissement de Boss
Tinès. De toute façon, j'ai l'impression de n'avoir rien perdu au change,
puisque je suis tout à fait satisfaite de votre travail.
Cette révélation inopinée donna sur le coup des sueurs
froides à Boss Marcel. Chez nous, tous les ouvriers vous le diront, retirer un
morceau de pain de la bouche d'un confrère est une faute grave, un délit qui
peut avoir des conséquences fâcheuses, une action malhonnête pour laquelle on
doit payer, et parfois de sa propre vie.
A la suite d'une semaine de tourments moraux et de vifs
regrets, Boss Marcel, qui est conditionné par ses croyances, vit son
appréhension se matérialiser : en se réveillant un matin, il constata avec
angoisse et stupeur que sa jambe droite avait visiblement augmenté de volume.
Ce n'était ni la lymphangite, ni l'œdème, ni la phlébite. C'était plutôt une
affection bien connue des classes populaires, et que l'on appelle simplement
"la maladie du gros pied". Il paraît qu'on peut contacter ce mal
punitif en chaussant un soulier dans lequel a été introduit un poison en
poudre.
La jambe de Boss Marcel enfla un peu plus de minute en
minute, et ne tarda pas à ressembler à une jambière de cuir d'aspect lourd et
luisant. Après trois visites infructueuses chez le Dr Bridot, un médecin dévoué
à la cause des pauvres et des gens à modestes revenus, voyant qu'il pouvait à
peine marcher, tant sa jambe devenait énorme et pesante, le charpentier ne fit
ni une ni deux. Il se rendit illico à Léogâne, chez le houngan Benoizin.
Nous autres les houngans, dit Benoizin, nous sommes les
uniques dépositaires du secret de "la maladie du gros pied". Nous
connaissons le nom du poison qui provoque cette inflammation, ainsi que celui
de l'antidote qui neutralise les effets de cette substance.
Au bout de dix jours, la médication énergique du
houngan-guérisseur Benoizin finit par inhiber totalement le processus
inflammatoire qui affligeait Boss Marcel. Son inquiétant "gros pied"
passa vite au rang des mauvais souvenirs. . Ce mal avait-t-il été provoqué par
un poison, par une piqûre d'insecte, ou par son psychisme ? Difficile à savoir.
Toujours est-il que "la maladie du " gros pied" est bien réelle
en Haïti. Qui plus est, dans le peuple aussi bien que dans tous les autres
milieux sociaux, cette maladie est souvent mentionnée dans les conversations
courantes, un peu par plaisanterie, bien sûr.
N'entend-t-on pas dire parfois : "Pa kite moun konnen
zafe' ou twò bon, pou yo pa barou yon gwo pye" ?
Crédit : Claude Dambreville
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