lundi 15 février 2016

Jocelerme Privert, une exception acceptable si elle sert l’État de droit.

Leslie Péan
Leslie Péan
Comme je ne cesse de le rappeler, l’effondrement de la société haïtienne a commencé avec les luttes de pouvoir entre nos aïeux. Des affrontements sanglants qui peuvent faire rire jaune ou encore se serrer les dents pour ne pas avoir à s’essuyer les yeux. Des pratiques que nous refusons d’enterrer et qu’on retrouve derrière les mois d’effervescence depuis les élections du 9 août et du 25 octobre 2015. Il est venu le temps de la maturité pour qu’Haïti refuse le compromis avec les fausses valeurs de la fraude et de l’immoralité.
La communauté nationale et internationale a dérogé à la règle de la lutte contre la corruption en acceptant les corrompus et en donnant une respectabilité aux mal élus du Parlement actuel. Ce choix délibéré a contribué à faciliter le départ de Martelly en dénouant superficiellement la crise politique. En évitant surtout que sorte de la manche d’un tuteur international la carte insoupçonnée d’un renforcement de la tutelle. Cette voie choisie est celle d’une exception acceptable si elle sert l’État de droit. Les 90 jours du gouvernement provisoire de Jocelerme Privert, présentés on ne sait par quel artifice comme 120 jours [1], sont entamés et devraient s’achever avec des élections générales le 24 avril 2016 et l’installation du président le 14 mai. Le problème de fond : son succès comme gouvernement d’exception n’est pas acquis d’avance. Ses difficultés se situent au niveau des dispositions à prendre contre les fraudes électorales du 9 août et du 25 octobre 2015, contre le CEP truffé de haut en bas de bandits, contre les vols des deniers publics du gouvernement Martelly.
En 120 jours, des fragments de recherche sont nécessaires
Récapitulons les moments de désordre et de chaos qui font perdre peu à peu la raison aux néo-duvaliéristes Tèt Kale.
1. Comme Pétion et Gérin l’avaient fait à l’occasion des premières élections frauduleuses réalisées en 1806 en augmentant le nombre de paroisses de l’Ouest et du Sud de 24 à 39, le régime Martelly a ajouté arbitrairement 19 sièges à la Chambre des députés qui est passé de 99 à 118 membres.
2. Le Conseil Électoral Provisoire (CEP) a rejeté arbitrairement 31 candidats. Par contre, comme l’a montré le Réseau National de Défense des Droits Humains (RNDDH), 35 autres candidats dont 4 au Sénat et 31 à la Chambre des députés ont été approuvés contrairement à la loi. Selon le RNDDH, « Les informations concernant les crimes qui leur sont reprochés sont ainsi ventilées : Six (6) cas d’assassinat ; Six (6) cas d’escroquerie, d’abus de confiance ; Cinq (5) cas de violence, d’agression et de voies de fait ; Quatre (4) cas d’enlèvement ; Quatre (4) cas de vol ; Quatre (4) cas de faux, d’usage de faux et d’association de malfaiteurs ; Deux (2) cas de trafic illicite de stupéfiants ; Un (1) cas de détention illégale d’armes à feu ; Un (1) cas de corruption ; Un (1) cas de viol ; Un (1) cas de vol de propriété [2]. »
3. La moitié des députés élus le 9 août 2015 vient du Parti Haïtien Tèt Kale (PHTK) de Michel Martelly.
4. Selon Gerardo de Icaza, chef de l’Organisation des États américains (OEA) responsable de la division de surveillance des élections : « Les votes de plus de 30 pour cent des urnes à travers le Département de l’Artibonite n’ont jamais été comptés à cause de l’action des bandes armées. [….] Lorsque le CEP a annoncé des résultats préliminaires le 17 Août, il a déclaré que l’ensemble de l’élection du Sénat dans l’Artibonite était à refaire et, en outre, dans huit districts où moins de 70 pour cent des votes ont été comptés, les courses devraient également être relancées. Dans cinq districts, le vote était si défiguré que pas un seul vote a été compté [3]. »
En 120 jours, les fragments de recherche pour élucider ces points mentionnés antérieurement sont nécessaires.
En 120 jours, des aperçus de remise en question du désordre sont obligatoires.
5. Selon le Center for Economic and Policy Research, les deux députés [Gracia Delva du PHTK et Cholzer Chancy de Ayiti an Aksyon (AAA)] ainsi que Youri Latortue, déclaré sénateur, ont été mal élus. Ils ont été déclarés gagnants, alors que 70% des votes n’ont pas été comptés, comme le veut la loi électorale. Le Bureau du Contentieux Électoral Départemental (BCED) dirigé par Louis Frantz Dort en a décidé autrement. On notera en passant que Louis Frantz Dort avait été nommé en Avril 2016 en remplacement de Ederson Ralph Dieuconserve à la tête du BCED par Chantale Raymond, la fille de l’ex-général Claude Raymond [4] qui avait organisé le massacre des électeurs [5] à la Ruelle Vaillant le 29 novembre 1987. La manœuvre de Louis Frantz Dort a consisté à comptabiliser les Procès-Verbaux (PV) qui avaient des irrégularités.
6. La communauté internationale a également participé à la corruption électorale. C’est ce que documente le candidat à la députation Gary Bodeau du Réseau Bouclier National pour la commune de Delmas. Il écrit : « Je dénonce avec véhémence la légèreté de l’UNOPS chargé de récupérer les matériels électoraux dans les centres de vote au terme du scrutin du 9 août écoulé. Huit (8) centres de vote dans la circonscription de Delmas dont les matériels électoraux ont été récupérés par les convois de l’UNOPS et de la MINUSTAH en présence de plusieurs témoins ne sont jamais arrivés au centre de tabulation selon les informations publiées sur le site internet du CEP. Ils ont miraculeusement disparu [6]. »
7. Lors des élections d’octobre 2015, les fraudes suivantes organisées ont eu pour objectifs de disqualifier les candidats de l’opposition au profit de ceux du pouvoir tels que PHTK, Bouclier, AAA, et KID. a) Plus de 57% des votes comptabilisés ne portent pas de signatures des électeurs ; b) Plus de 30% des votes comptabilisés ne sont pas liés à un numéro de Carte d’Identification Nationale (CIN) ; c) Plus de 46% des numéros qui figurent sur les listes d’émargement sont faux ;d) Plus de 43% des Procès-Verbaux (PV) contrôlés contiennent des ratures et des modifications de chiffres ; e) Plus de 76% des irrégularités constatées dans les PV contrôlés n’ont pas été consignées dans des « procès-verbaux d’irrégularité » ; f) Plus de 39% des votes effectués sur procès-verbaux n’existent pas dans les listes d’émargement ; g) 40% des PV n’ont pas été dressés conformément aux exigences du Décret électoral et sont incomplets [7].
En 120 jours, sans dramatiser, le gouvernement de Jocelerme Privert ne peut pas reculer. Les remises en question du désordre sont obligatoires.
En 120 jours, des amorces d’un toilettage sont indispensables
Les démocrates et progressistes doivent restituer l’esprit d’une époque dont les ébauches d’espérance avec leurs hésitations et contradictions ont toutes les chances de déboucher sur des portes de sortie pour Haïti. Mais pour cela, les Haïtiens doivent trouver eux-mêmes les solutions à leurs problèmes. Les Haïtiens doivent mettre fin à cette image d’incapacité telle que décrite par Kofi Annan, le secrétaire général de l’ONU, qui explique que « Haïti était dans l’incapacité de s’organiser et qu’en la laissant s’occuper seule de ses propres affaires, cela aboutirait à une continuation et une aggravation du chaos [8]. » Certains pensent que le processus électoral devrait recommencer à zéro. Ricardo Seintenfus [9] recommande fortement cette option. Une solution plus réaliste consisterait à reprendre le processus électoral partiellement. On ne saurait pénaliser ceux qui ont été bien élus en recommençant tout à zéro. Une période de contestation d’un minimum de deux semaines devrait permettre de recueillir toutes les doléances des candidats qui ont été évincés frauduleusement.
Dans la plupart des cas, il faut s’attendre à un minimum de cinq contestations par poste de député ou de sénateur. Par exemple à Trou du Nord/Caracol, il y avait huit (8) candidats au poste de député. Il est délicat de contester la victoire de Donal Dorsainvil, candidat du Regroupement « Vérité » de René Préval. Ancien député dans la 49e législature, Donal Dorsainvil avait en face de lui sept (7) autres candidats de Platfòm Pitit Desalin, Inite Patriotik, Fanmi Lavalas, Organisation Pèp Kap Lite, Ayiti An Aksyon, Konsyans Patriotik et PHTK. En 120 jours, des amorces d’un toilettage sont indispensables en donnant suite aux déclarations d’un député PHTK tel que Antoine Rodon Bien-Aimé qui a dénoncé les malversations de son propre parti PHTK [10]. En effet, le député Antoine Rodon Bien-Aimé a accusé l’employé de l’UNOPS le canadien Sylvain Cotté d’avoir falsifié les chiffres au Centre de Tabulation au profit des candidats de son propre parti au pouvoir.
La victoire de Donal Dorsainvil a d’autant plus d’importance qu’elle a lieu à Trou du Nord, le fief de Jovenel Moïse du PHTK, où ce dernier est né le 26 juin 1968. Il est légitime de se poser des questions sur le PHTK et son candidat à la président Jovenel Moise. Quoiqu’en en tête du classement national selon les résultats du CEP, il n’a pas pu gagner dans sa ville natale, là où il a créé la société Agritrans sur des milliers d’hectares de terre et aurait employé trois milles paysans dans la production de bananes organiques pour l’exportation. On s’imagine dès lors le travail à faire d’une Commission de vérification et de validation car dans la plupart des communes, il y avait un minimum de cinq (5) candidats. Par exemple, la commune de Cité Soleil avait trente-six (36) candidats aux dernières élections à la députation ou encore la commune de Carrefour avait trente (30) candidats aux dernières élections à la députation. La même situation est observée à Delmas, Croix-des-Bouquets, Pétionville, Cabaret, et dans les trois circonscriptions à la Capitale.
Enfin, le président provisoire Jocelerme Privert doit avoir le cœur bien accroché et renforcer sa sécurité, car les hommes en treillis vert olive qui se promènent dans la cité n’ont pas déposé leurs armes. Il ne faudrait pas qu’il ait le sort de Pasolini, ce cinéaste italien qui a été assassiné le 19 mai 1976, avant la sortie de son film critique sur le fascisme intitulé « Les 120 jours de Sodome ». Les partisans du pouvoir absolu ne sont pas prêts à lâcher prise dans leur projet de mise à mort de la société haïtienne. Privert doit donc faire attention pour échapper au destin de Pasolini mais surtout pour que ses 120 jours ne soient pas une « orgie » organisée pour endormir les consciences dans un environnement « hors des limites de toute légalité ».
* Économiste, écrivain
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[1] Frantz Duval et Yvince Hilaire, « Qui est Jocelerme Privert, nouveau président provisoire d’Haïti », Le Nouvelliste, 15 février 2016.
[2] RNDDH, Elections 2015 : Le RNDDH questionne la Moralité de certains Candidats, 2 juin 2015, p. 2.
[3] ower and money rules in Artibonite Legislative elections, Center for Economic and Policy Research, Washington, D.C., February 7, 2016.
[4] « La présidente du CEP est la fille du général Raymond qui a tiré sur les électeurs le 29 novembre 1987 », Le Monde du Sud, 12 septembre 2014.
[5] « Claude Raymond mort en détention », Haïti en marche, vol XIV, no. 2, 16 février 2000, p. 5.
[6] Gary Bodeau, « J’accuse l’UNOPS et le CEP de négligences graves », Radio Télévision Caraïbes, 1er septembre 2015.
[7] Leslie Péan, « Le Rapport déguisé de la Commission d’Évaluation Électorale « Indépendante » (CEEI) », Tout Haïti, 4 janvier 2016.
[8] « Haiti is clearly unable to sort itself out, and the effect of leaving it alone would be continued or worsening chaos. », Kofi Annan, In Haiti for the long haul, Wall Street Journal, March 16, 2004.
[9] Ricardo Seintenfus, « El desafío esencial es que los supuestos amigos de Haití no se metan en este proceso », Diario Libre, Republica Dominicana, 2 Febrero 2016.
[10] Un député élu du PHTK dénonce des opérations de fraudes au profit de son parti, Le Nouvelliste, 11 novembre 2015.
Crédit: Leslie Péan*

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