A mes amis d’Haïti !
Parce que j’ai démissionné de mon
mandat d’Expert Indépendant sur la situation des droits de l’Homme en
Haïti lors de la présentation de mon rapport devant le Conseil des
Droits de l’Homme des Nations unies, il m’a semblé nécessaire de
partager avec le pays quelques dernières observations personnelles et
remercier chaleureusement toutes celles et ceux qui m’ont accompagné et
assisté durant ces 5 années.
Contrairement à ce que j’ai pu lire
dans la presse ces derniers jours, ma démission n’a rien à voir avec la
décision du Secrétaire Général des Nations unies sur le choléra, je n’ai
jamais critiqué ni même commenté cette décision, ni réclamé une
indemnisation pour les victimes du choléra. Mon rapport a été écrit en
décembre 2012 et la décision du Secrétaire Général a été rendue publique
en février 2013, je ne pouvais donc évidemment pas commenter une
décision que je ne connaissais pas. J’avais écrit à l’époque que j’étais
« sensible au besoin de vérité et de réparation éventuelle exprimé par
les victimes ou leurs familles » et je rappelais « que le silence est la
pire des réponses ».
De même, ma démission n’a pas été
provoquée par des difficultés avec les autorités du pays, malgré les
inévitables tensions passagères inhérentes à la fonction que connaissent
tous les Rapporteurs Spéciaux, nous croyons au contraire fermement à la
nécessité de maintenir des liens étroits et confiants avec les
autorités en place pour assurer l’effectivité de nos recommandations.
Je démissionne parce que je suis
appelé à d’autres fonctions et je sais que vous ferez bon accueil à mon
successeur qui sera nommé par le Président du Conseil des Droits de
l’Homme en juin prochain et viendra visiter le pays d’ici la fin de
l’année 2013.
La fonction d’expert indépendant qui
m’a été confiée par le Président du Conseil des droits de l’Homme des
Nations unies consistait à observer, passer du temps à rencontrer les
différents acteurs, souvent plusieurs fois, analyser les évolutions
législatives et réglementaires, suivre les réformes en cours, afin
d’être en mesure de proposer des solutions concrètes et de formuler des
recommandations pertinentes au gouvernement d’Haïti et à la communauté
internationale. L’objectif qui était poursuivi était d’abord tourné vers
la population du pays, parce que les recommandations qui sont faites
ont essentiellement pour objectif de donner ou de redonner aux hommes,
aux femmes et aux enfants de ce pays un accès à un ensemble de droits
fondamentaux qui sont également garantis par la Constitution de 1987.
C’est pourquoi, lors de chacune de
mes missions dans le pays, j’ai rencontré les autorités du pays, j’ai
échangé avec des maires, les commissaires du gouvernement et des juges
du siège, les avocats, les responsables de la police nationale
haïtienne, des représentants de la société civile, des organisations de
femmes, des délégués départementaux, des représentants des organisations
paysannes. Je crois à la nécessité de rencontrer et d’échanger avec une
multiplicité d’acteurs haïtiens pour mieux se forger une opinion
personnelle et surtout de ne pas se laisser instrumentaliser par l’un ou
l’autre.
Au moment où je quitte ma fonction,
je ne veux pas vous cacher mon inquiétude et ma déception devant
l’évolution de la situation dans les domaines de l’état de droit et des
droits de l’homme, ce que confirme malheureusement le rapport du
Secrétaire Général des Nations unies qui a été présenté la semaine
dernière à New York.
Je suis inquiet de voir que se
développent les pratiques de nominations de magistrats à des fins
politiques ou partisanes, ou bien encore pour protéger tel ou tel
personnage important dans le pays. Plusieurs cas ont été documentés par
les observateurs, je pense notamment au cas de Calixte Valentin, un
conseiller du chef de l’état, accusé du meurtre d’un jeune paysan et
libéré après 6 mois de détention préventive par un juge spécialement
nommé à cet effet par l’actuel ministre de la justice, alors que
croupissent en prison depuis plusieurs années des gamins arrêtés pour un
simple vol de pots de peinture ou une simple bagarre.
Je suis inquiet de constater que se
poursuivent les arrestations arbitraires et illégales dans l’ensemble du
pays, que l’on peut lire dans les rapports hebdomadaires de la section
Droits de l’Homme de la MINUSTAH ou dans les rapports de la Protectrice
du Citoyen. Il n’est pas concevable que dans un état de droit, les
responsables de l’application des lois se sentent autorisés à ne pas
respecter la loi et que de tels comportements restent sans réaction de
l’institution judiciaire. C’est un signal de plus envoyé du désordre
actuel de l’institution judiciaire, dès lors que règne l’impunité.
Je suis tout aussi inquiet de voir
les menaces qui auraient été proférées par le ministre de la
communication à l’encontre de journalistes en février dernier ou
d’apprendre que des journalistes ne seraient pas autorisés à participer à
des manifestations officielles parce que leurs journaux sont suspectés
de servir le jeu de l’opposition. Il s’agit là d’une atteinte à la
liberté de la presse et à la liberté d’expression et d’opinion.
Je suis inquiet pour la situation
dans les prisons qui ne s’est pas véritablement améliorée. La prison en
Haïti reste un lieu cruel, inhumain et dégradant, elle ne devrait pas
être un lieu de souffrance, mais un simple lieu de privation de liberté
dans lequel l’ensemble des droits doivent être garantis, à l’exception
bien entendu de la liberté d’aller et de venir.
Je suis inquiet par l’absence de
véritable traitement de la détention préventive dans le pays, que tous
les observateurs ont pourtant diagnostiquée et pour laquelle les
solutions existent mais ne sont pas mises en œuvre. Elles ont pourtant
été répétées par mon prédécesseur Louis Joinet et ses prédécesseurs
depuis plus de 20 ans et par moi-même depuis tellement d’années ! Que de
temps perdu ! Le traitement de la détention prolongée appelle d’abord
une réponse plus forte en matière de lutte contre la corruption dans
l’appareil judiciaire. Il faut une meilleure gestion du temps des
magistrats du siège et du parquet, une utilisation beaucoup plus active
de toutes les dispositions du code d’instruction criminel, y compris le
recours à l’habeas corpus, une refonte du code pénal qui introduise des
dispositions nouvelles comme l’introduction d’un juge de la liberté et
de la détention, la comparution immédiate et les peines alternatives à
la détention, comme le rappel à la loi ou les travaux d’intérêt général.
Je me réjouis du travail effectué par l’ancien ministre de la justice
René Magloire qui travaille à une refonte du code pénal dans cette
direction et j’espère que les autorités sauront traiter cette question
avec la plus grande urgence.
Dans le domaine de la police, j’ai
toujours salué les énormes efforts accomplis par les gouvernements de
René Préval et de Michel Martelly avec un très fort et très salutaire
soutien de la communauté internationale. Les sondages montraient que la
confiance revenait dans l’institution policière, mais j’ai pu constater
qu’il persiste néanmoins des inquiétudes fortes. Le cas de Serge
Démosthène, torturé à mort dans le commissariat de Pétionville, et dont
je parle dans mon rapport, n’est malheureusement pas un cas isolé. Les
rapports hebdomadaires de la section des droits de l’homme de la
MINUSTAH rapportent chaque semaine des récits d’arrestations illégales
et arbitraires par la police, de détention préventive prolongée dans
certains commissariats ou postes de police, de refus de délivrance de
certificats en cas de viol, de harcèlement policier et de cas de mauvais
traitements ou de brutalité policière. La compilation de tous ces
rapports montre qu’il ne s’agit pas là de faits anecdotiques, mais que
dans l’ensemble du pays, il persiste encore un climat délétère dont
j’espérais que la nouvelle Inspection Générale de la Police Nationale
Haïtienne traiterait avec célérité.
Malheureusement, à peine avait-il
pris ses fonctions que l’Inspecteur Général en chef était démissionné
par l’actuel ministre de la justice, après avoir annoncé son intention
d’enquêter sur le comportement de certains agents de la police et son
refus d’intégrer dans le corps de l’inspection des éléments indésirables
de la police.
Dans le domaine sécuritaire, la
situation a empiré, le nombre de morts violentes par balle ou par arme
blanche est impressionnant, la peur est revenue. Ici comme dans tous les
pays, l’impunité dont bénéficient les auteurs d’atteintes aux droits
fondamentaux ne peut que favoriser le retour ou la recrudescence de la
violence. Il faut des actes forts, des gestes clairs, des décisions sans
complaisance, afin de montrer la détermination des autorités haïtiennes
de s’attaquer sérieusement à la question.
Malgré ce tableau plutôt sombre, il
existe des signes encourageants. Parmi les signes positifs il y a le
rôle joué par l’Office de la Protection du Citoyen. Florence Elie, la
Protectrice du Citoyen, possède en effet toutes les qualités, l’autorité
et l’expérience requises pour faire de cette Institution Nationale des
Droits de l’Homme le lieu de la protection contre les abus et les
atteintes aux droits. L’OPC sera probablement accréditée par les Nations
unies en mai prochain comme l’Institution Nationale des Droits de
l’Homme d’Haïti et je m’en réjouis. J’ai salué le vote de la loi
organique par le Parlement, le vote de son budget, la création de
bureaux régionaux pour rapprocher l’institution de la population et
permettre à toutes les haïtiennes et tous les haïtiens de s’adresser
partout dans le pays à leur Protectrice, dès lors qu’ils sont victimes
de la mal-administration ou d’atteintes flagrantes à leurs droits
fondamentaux.
Parmi les plus grands signes
d’espoir pour le pays, il y a une société civile forte, motivée et
solidaire. Il y a des organisations des droits de l’homme compétentes et
professionnelles qui font un indispensable travail de recherche et de
plaidoyer. Il y a des organisations de femmes courageuses et déterminées
qui travaillent à la promotion des femmes et à leur protection contre
les violences. Il y a des organisations de paysans qui s’organisent pour
réfléchir et agir sur la sécurité alimentaire et le droit à
l’alimentation.
Parmi les gestes positifs, il y a eu
la nomination d’une ministre des droits humains et de la lutte contre
l’extrême pauvreté avec qui j’ai longuement échangé lors de mes deux
dernières missions. A côté de l’utile action humanitaire qu’elle mène,
et qu’il conviendrait d’inscrire dans le cadre d’une stratégie
gouvernementale de l’état de droit pour pérenniser les programmes, je
l’avais encouragée à travailler à la rédaction d’un plan national des
droits de l’homme dont le pays a le plus grand besoin. Ce plan national
pourrait être approuvé cette année alors que nous célébrons les 20 ans
de la Déclaration de Vienne qui justement appelle les états à formuler
des plans nationaux des droits de l’homme.
La Haute-Commissaire aux Droits de
l’Homme et moi-même avions rappelé que la tenue d’un procès équitable de
l’ancien Président Jean-Claude Duvalier serait un évènement important
qui montrerait à la population du pays que la justice fonctionne en
Haïti et que dorénavant l’impunité ne sera plus tolérée pour les crimes
les plus graves. La comparution de l’ancien Président Jean-Claude
Duvalier devant les juges de la Cour d’Appel de Port-Au-Prince constitue
à cet égard une victoire du droit. J’avais reçu avec une grande
satisfaction une assurance au plus haut niveau de l’état que la justice
suivrait son cours et que la séparation des pouvoirs interdirait toute
interférence de l’exécutif dans le traitement judiciaire des procédures
engagées. En observant ces dernières semaines la manière dont la
commissaire du gouvernement conduit ses interrogatoires, je vois que tel
n’est malheureusement pas le cas.
Enfin, pour conclure, je voudrais
ici rappeler 2 des principales recommandations que mon successeur pourra
reprendre. Dans les rencontres avec mes interlocuteurs, et bien que la
question soit en tête des priorités du Président Martelly, j’ai constaté
que le concept de l’état de droit n’est pas encore très clair. C’est la
raison pour laquelle j’ai proposé au Premier ministre la mise en place
d’un comité interministériel sur l’état de droit, sous l’autorité d’un
Délégué interministériel. Rattaché directement au Premier ministre ce
Délégué interministériel pourrait rédiger une vraie stratégie nationale
sur l’état de droit et veiller à ce que tous les ministères, y compris
les ministères sociaux, engagent l’action de leur administration dans la
mise en place de l’état de droit. La justice et la sécurité, mais aussi
l’intérieur, la condition féminine, les affaires sociales, le commerce,
les finances, la jeunesse et les sports. Tous ces ministères détiennent
une pièce du puzzle de l’état de droit, mais sans véritable
coordination les pièces du puzzle resteront éparses et le tableau ne
sera jamais complété. Il manque une véritable coordination, que le
Premier ministre ne peut seul assurer, parce que sa fonction est par
nature tellement chronophage.
Ma deuxième proposition s’inscrit
dans la perspective du départ de la MINUSTAH et notamment pour permettre
progressivement le transfert de la protection internationale aux
autorités d’Haïti, comme cela est indiqué dans « le plan de transition »
évoqué dans la résolution 2012/743 du Conseil de sécurité. La section
des droits de l’Homme devrait ouvrir dès maintenant un bureau qui, après
le départ de la MINUSTAH, pourrait devenir un bureau du Haut
Commissariat des droits de l’Homme des Nations unies au cœur de
Port-Au-Prince, parce qu’Haïti aura encore besoin pendant quelques temps
encore d’une protection internationale. Il ne s’agit pas de transférer
toute la section, mais uniquement le bureau de l’Ouest, celui de Port au
Prince. Le coût est neutre puisque l’essentiel des dépenses est déjà
supporté par la MINUSTAH. Je m’en suis expliqué à Port-Au-Prince et à
New York et je me réjouis de voir que cette idée progresse.
Ce dont le pays a maintenant le plus
besoin, c’est de créer des emplois, pour permettre à chacun de vivre
décemment et d’avoir accès aux services de base. Je me suis réjoui de
l’annonce par le Premier ministre d’une diplomatie économique illustrée
par le slogan « Haïti est ouvert aux affaires ». Le développement
économique est intimement lié à la mise en place de l’état de droit et
le respect des droits de l’homme est un des facteurs de la stabilité
dont ont besoin les entreprises pour sécuriser leurs investissements. En
effet, les entreprises internationales ont besoin d’une sécurité
juridique dans le domaine du foncier, des transactions bancaires et de
la dématérialisation, du droit social, des voies de recours juridiques
en cas de litige ou de tentatives de corruption. L’état de droit, c’est
d’abord un état légal, c’est aussi cela et c’est ce que les entreprises
attendent de l’action du gouvernement pour investir dans le pays.
Je voudrais vous remercier toutes et
tous pour la confiance que vous m’avez témoignée depuis que j’ai été
nommé en juin 2008. Vous avez senti à quel point j’ai aimé et je
continuerai à aimer ce pays, que j’ai essayé de servir de mon mieux en
mettant mon expertise et mon enthousiasme au service des différents
gouvernements et de leurs institutions. Nous partageons vous et moi
l’espoir d’un Haïti prospère dans lequel les droits proclamés
deviendront enfin des droits réels.
Michel Forst
Aucun commentaire:
Enregistrer un commentaire