S’il y a une chose qui surprend en Haïti, c’est la capacité de production littéraire d’expression française, dans un pays où l’alphabétisation demeure un souci et où la maîtrise du français est réservée à une infime élite. Depuis la naissance de l’État haïtien, la littérature haïtienne d’expression française a donné de grands écrivains dont la renommée a dépassé les frontières d’Haïti. Il suffit de penser à Oswald Durand, Etzer Vilaire, Jean F. Brierre, Jean-Price Mars, Anténor Firmin, Jacques Roumain, Jacques Stéphen Alexis et – parmi les vivants – René Dépestre, Frankétienne, Dany Laferrière, Yanick Lahens, Kettly Mars, Lyonel Trouillot, Gary Victor, pour ne citer que ceux-là. Ce sont là des écrivains de grand talent qui figurent, par leurs écrits, parmi les grands noms de la littérature universelle et qui font honneur au pays. L’entrée de Dany Laferrière à l’Académie française en constitue un point culminant. La littérature haïtienne d’expression créole connaitra, elle aussi, ses heures de gloire, avec un nombre grandissant d’écrivains qui l’enrichissent en produisant des œuvres de qualité.
À côté de cette littérature florissante, qui est une manifestation éloquente de la créativité du peuple haïtien et de la richesse de son imaginaire, gît une société qui entretient un rapport pour le moins schizophrénique avec l’écrit et la pensée formelle. Ce constat s’applique malheureusement à toutes les couches de la société, indépendamment des fonctions occupées par les personnes et des rôles sociaux qu’elles assument temporellement. En effet, il y a souvent une discordance de la pensée, de la vie émotionnelle et du rapport au monde extérieur qui se manifeste dans nos actions quotidiennes et nos prises de position. On écrit d’une manière et, quand vient le moment d’agir, on agit d’une autre manière. On se révolte contre un état de fait au nom des grands principes et, quand il faut prendre des décisions, on prône le contraire de ce que l’on a toujours prêché et défendu. On est nommé pour faire des lois et établir des règles de fonctionnement social; on devient les premiers à demander de les mettre en veilleuse lorsque ces lois et ces règles ne font pas notre affaire. On signe des conventions et des ententes qu’on est les premiers à violer une fois celles-ci signées. On se donne des règles de conduite dans une organisation que l’on met de côté tout de suite après pour sombrer dans l’arbitraire, l’anarchie et l’improvisation. On dirait que toute notre culture de l’écrit se résume à produire des textes qui doivent demeurer des œuvres de fiction et qui ne devraient pas régir nos comportements dans la famille, dans la société, dans les organisations et au sein de l’État. La notion de cohérence entre l’écrit ou la parole donnée et nos actions de tous les jours ne semble pas exister.
Le problème devient inquiétant quand on sait que toute pensée a pour finalité première d’inspirer et de guider des actions. Si la discordance entre la pensée et l’action, entre l’écrit et l’agir, est systématique et généralisée, comment peut-on ériger des normes sociales pour réguler la vie en société? Comment peut-on édifier une société démocratique quand l’application des lois et des règles est assujettie aux intérêts particuliers de ceux qui prônent leur violation?
D’aucuns pourraient croire qu’un tel comportement demeure l’apanage de nos hommes et femmes politiques. Ce serait alors un moindre mal qui pourrait être évité simplement en se tenant loin de l’arène politique. Mais non! Ce n’est pas aussi simple. Dans toutes les sphères de la vie nationale et à tous les niveaux de l’échelle sociale s’est répandue cette culture de discordance, voire d’incohérence, très souvent assimilée à du marronnage, selon laquelle il faut entretenir un écart entre ce que nous écrivons ou disons et ce que nous pratiquons. De toute évidence, cela remet en cause l’éducation dispensée au regard de sa finalité première. Car, le rôle d’un système éducatif, c’est de façonner les citoyens de manière à ce qu’ils deviennent aptes à vivre en société en respectant les normes établies et enseignées. S’il faut apprendre ces normes pour les violer dans la vie courante, cela consacre donc l’échec de l’acte d’éduquer. À un moment où l’on parle de réformer le curriculum de l’école haïtienne, cette concordance entre la pensée et l’action des citoyens devrait être un des principaux objectifs visés afin de former des citoyens vrais, authentiques, sincères, cohérents, sérieux, responsables, viscéralement respectueux des lois et des règles, même lorsque celles-ci vont à l’encontre de leurs intérêts personnels. C’est donc là le vrai défi du système éducatif haïtien : former des citoyens pour une société qui se veut démocratique.
Crédit: Samuel Pierre
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