Chanteur engagé le plus
célèbre de son pays, il avait été contraint à l'exil avant de devenir, à
la chute de la dictature du clan Duvalier, maire de Port-au-Prince.
En 1986, le cinéaste américain Jonathan Demme fait plusieurs voyages en Haïti, où il est le témoin des convulsions de la fin de la dictature du clan Duvalier : le «déchoucage», soit la chasse aux «tontons macoutes» et autres éléments liés à l’ancien régime, les espoirs placés dans une nouvelle société, le poids des traditions héritées de l’Afrique… Il en tire en 1987 un documentaire, Haiti : Dreams of Democracy. Deux ans plus tard, le futur réalisateur de Philadelphia et du Silence des agneaux rassemble dans la compilation Konbit, Burning Rhythms of Haiti les sons qui ont accompagné la révolution. Ce disque sera pour beaucoup d’amateurs la porte d’entrée dans l’univers luxuriant des musiques de la Première République noire. Au milieu des cadences trépidantes du kompa (l’ancêtre du zouk), on y trouvait un morceau qui dans son dépouillement guitare-voix donnait la chair de poule: Ayiti pa Foré de Manno Charlemagne.
Dylan et Cuba
En cette ère pré-Internet, les renseignements étaient rares sur ce twoubadou à la voix fiévreuse, qui évoquait autant le protest-song anglophone de la génération Dylan que la nueva trova
de la Cuba socialiste. Joseph Emmanuel Charlemagne est né en périphérie
de Port-au-Prince en 1948. Père absent, mère expatriée en Floride, il
est élevé par une tante. A 15 ans, il est arrêté et torturé par les
tontons macoutes, la milice de la dictature qui terrorisait la
population avec de prétendus pouvoirs magiques.
Après avoir fondé un mini-jazz (orchestre dansant), le jeune «Manno» rejoint le mouvement mizik angajé et
compose ses premiers brûlots. A la fin des années 70, le duo
contestataire qu’il forme avec Marco Jeanty se fait connaître sur les
ondes de Radio Haïti Inter. Mais leur popularité grandissante dans les
milieux étudiants les met en danger. Après un album enregistré en 1978,
Charlemagne s’exile aux Etats-Unis, puis à Montréal où il vivra
longtemps. De cette période date le Mal du Pays, une de ses rares chansons en français.
En mars 1986, dans les semaines qui suivent la fuite de Bébé Doc, le dernier tyran de la dynastie Duvalier, il rentre au pays où il est acclamé. Il fonde un chœur sous forme de konbit
(coopérative): Koral Konbit Kalfou. Son disciple le plus célèbre,
Beethova Obas, en est issu. Les structures démocratiques tentent de
s’installer dans un environnement chaotique, où les règlements de
comptes se multiplient. Manno Charlemagne sera lui-même grièvement
blessé dans une fusillade lors d’un concert. Cette situation lui inspire Ayiti pa Foré, acide chronique de l’après-Duvalier : «Si Haïti n’est pas une jungle, pourquoi y trouve-t-on tant d’animaux ?»
Bouillonnement de chanteurs engagés dans la Caraïbe
La chanson appartient au 33 tours Oganizasyon Mondyal,
ouvrage militant qui superpose à la grille d’accords folk une grille de
lecture marxiste de l’histoire. Manno n’est pas un cas unique, depuis la
décennie précédente, la Caraïbe est un bouillonnement de chanteurs
engagés : Peter Tosh et Bob Marley en Jamaïque, Andrés Jimenez à Porto
Rico, Luis Días dans le pays voisin de Haïti, la République Dominicaine,
Guy Konkèt en Guadeloupe…
Et l’engagement de Charlemagne ne s’arrête pas aux textes des chansons. Il accompagne l’ascension de Jean-Bertrand Aristide, prêtre défroqué devenu le porte-parole des déshérités, et de son mouvement, Lavalas («l’avalanche»).
«Titid» est réélu président en 1994 (son premier mandat avait été
écourté par un coup d’Etat militaire) et son ami Manno devient en 1995
maire de Port-au-Prince, la capitale, pour un mandat de quatre ans.
L’expérience lui laissera un goût amer. Echaudé, il retourne aux
Etats-Unis, s’installe à Miami où il chante au restaurant Le Tap Tap,
épicentre de la vie culturelle de Little Haïti. Il se produit aussi dans
les universités et enregistre de nouveaux disques. Atteint d’un cancer
du poumon, il désirait finir ses jours dans son pays. Dernière volonté
qui n’a pu se réaliser: Manno Charlemagne est mort dimanche dans un
hôpital de Miami Beach, à 74 ans. Quelques mois après son ami Jonathan
Demme, qui lui offrit un petit rôle dans son film la Vérité sur Charlie.
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